Chronique d'une Audience Surréaliste

Je regarde bien le royaume de Belgique, j'y pense, j'admire mon entourage et j'y pense... J'observe mes confrères, presque tous – qui plus, qui moins – avec leur allure : un peu inquiets et occupés, tout en restant cool (stylé, je dirais) : c'est moi, c'est moi, je suis le Roi et vous n'imaginez même pas l'idée géniale que j'ai conçue et inventée aujourd'hui, quelle belle plaidoirie fluide je vais offrir au magistrat, mentionnant et répétant toute la longue théorie du fascicule tentaculaire de 2.437 pages... et demie.

J'emmènerai ma jolie note de plaidoirie et je tenterai l'effet de surprise. Je regarde et j'y pense encore. Je ressens l'électricité dans l'air, les regards perçants, surtout des jeunes, plus que des anciens.

Je tourne en rond, autour de ces remises sine die, des procès-verbaux, des pièces à conviction qui n'apparaissent jamais, des huissiers d'audience, des avocats débordés, occupés ailleurs par les calendriers de conclusions, les greffes, les plumitifs, les mensonges, les disputes verbales, les auxiliaires de justice oxymoriques, les arriérés bourrés de ces têtes de cuivre, déracinées de leurs ateliers de "farniente" quotidien, les longs déguisements de prélats qui, par un geste brusque, éminent et, surtout, extraordinairement notable, essaient de faire disparaître toute faute.

Or, nous y sommes, tous très bien placés, convaincus d'être, toujours et de plus en plus, au bout du compte, des héros se battant à coups de phrases, d'accents, de voix tonitruantes, de propos sibyllins et rusés.

Et voilà l'instruction d'audience... C'est maintenant que l'assisté, à maintes reprises, pour mettre en gage son existence, s'engage en se tordant les mains sur ses propositions (préparées, bien sûr), son regard, et surtout sur sa tenue vestimentaire. Le récit de l'assisté : Il n'aurait jamais, répète : jamais touché une femme, il ne l'aurait jamais fait. D'ailleurs, c'est aussi une femme, sa mère adorée, qui l'a mis au monde, doucement, il y a 47 ans. Et alors, comment pourrait-il faire du mal à une femme ?

"Je vous jure, je vous le promets, Monsieur, comment pourrais-je faire du mal alors que nous venons tous d'une femme ? Dieu me punirait si je mentais, je vous le jure devant lui, je vous le jure sur la tête de ma mère, sur les enfants."

Après cette captation de bienveillance, on plaide :

“Monsieur le Président, Madame la Procureure du Roi, mon Cher Confrère,
il me semble qu'il y a eu un grand malentendu. Il y a eu une table de vérité qui part des mauvais présupposés. Monsieur, comme vous avez pu le constater, est une personne très respectueuse. Il n'a que de très lointains antécédents, et jamais pour des délits de violence.”

Bergson est en train d'obtenir encore une fois le prix Nobel. Malheureusement, nous sommes en opposition, et le parquet réplique avec la mise à jour du casier judiciaire, où se trouvent, généreusement reliés, deux antécédents pour, presque, les mêmes faits, au profit, cette fois, de son ex-femme...

“Mais non, c'est elle qui ment, c'est elle la grande manipulatrice, et d'ailleurs, elle n'est qu'une prostituée, comme sa sœur !”

La salle se fige et se glace ; l'avocat tente d'escalader, par voies de répliques, la muraille lisse qu'est devenu le regard vide du magistrat.

Il n'y a aucune voie de rédemption... Le professionnel tente, explique qu'en fin de compte, Monsieur a des problèmes de communication, qu'il est un travailleur, et réclame finalement une possibilité, quand même.

Le président demande :
” Concernant votre vie personnelle, qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
Le client répond :
– Monsieur le Président, j'ai toujours travaillé, j'ai toujours travaillé et je ne m'arrête jamais.
– Et où travaillez-vous ? Avez-vous apporté, par l'entremise de votre avocat, des preuves, des documents ?
– Oui, Monsieur, j'ai toujours travaillé mais pas officiellement. Je travaille à gauche et à droite, où il y a du boulot.
– Et qu'est-ce que vous faites précisément ? Où travaillez-vous ?
– Partout, Monsieur, je travaille partout, je fais ce que je peux, là où il faut, s'il y a du boulot, je travaille.
– Je comprends, Monsieur, mais quoi concrètement ? Je vois que depuis 2006 vous êtes sans travail officiel en Belgique, et que, à cette époque, vous n'avez travaillé que trois mois.
– Oui, Monsieur, j'ai toujours fait ce que je pouvais. Après, ma tante est malheureusement décédée en 2008, et je suis tombé en dépression. Je n'ai pas pu retrouver de travail.
– Mais alors, Monsieur, vous ne travaillez pas ?” tonne enfin, épuisé, le président.

La 67e chambre aujourd'hui est silencieuse, il n'y a pas de caméras pour immortaliser ce scénario. L'avocat tente de corriger les coups des six dernières minutes désastreuses, sans succès. Le procureur sourit, en essayant de ne pas trop narguer les autres participants au spectacle. Le président, avec une expression sévère mais pas trop malveillante, annonce que l'affaire sera prise en délibéré, et que le prononcé aura lieu dans deux semaines.

Le rideau se ferme, le carrousel est terminé, je prends le dossier, je déboutonne ma robe, j'essuie mon col, et je me dirige vers la salle des pas perdus. À demain.

HumeurSnap Deus